Le 17 mai 1943 – 80° anniversaire

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Vue aérienne des bassins à flot. On aperçoit les piliers du quai sud effondré au cours du bombardement.

Ce 17 mai 1943, je sortis tout guilleret – il faisait si beau – de mon école primaire Blanqui, un bâtiment austère situé place Buscaillet, là où se trouve aujourd’hui un jardin de jeux pour enfants (l’angle du mur en reste le seul vestige).

Comme tous les jours scolaires, j’allai déjeuner chez moi. J’empruntai donc la rue Blanqui jusqu’au boulevard Brandenburg. J’y fus doublé par un camion découvert où se tenaient face à face deux rangées de soldats allemands, le fusil entre les jambes, impeccables dans leur uniforme et leurs bottes bien cirées. Cela me fit rire : quelques jours auparavant, j’avais vu les mêmes soldats partir en patrouille dans le marais à côté de ma maison puis en revenir deux heures après abominablement crottés, ayant dû s’envaser à plusieurs reprises faute d’en connaître les étroites sentes qui le sillonnaient, notre terrain de jeux à nous, les enfants du quartier.

Au bout de la rue Blanqui, je tournai à gauche sur le boulevard jusqu’à la place Mareilhac, lieu mythique de l’annuelle fête foraine de Bacalan, puis m’engageai rue Léonie, jusqu’au 23. Un trajet que j’aurais pu faire les yeux fermés, l’empruntant depuis des années quatre fois par jour…

A la maison ma mère, qui était couturière à domicile, finissait de mettre le couvert en attendant son fils et son mari qui arrivaient, l’un de l’école, l’autre, un peu plus tard, de l’usine à gaz située environ à un kilomètre. Comme tous les jours, elle me demanda si tout s’était bien passé, et comme tous les jours je lui racontai ma matinée quand soudain, dans un vacarme assourdissant, la maison se mit à trembler. Nous fûmes tous les deux tétanisés, sidérés, puis, la raison aidant, nous nous précipitâmes sous le linteau de la porte de la cuisine. Nous venions de réaliser qu’il s’agissait d’un bombardement. Nous en avions déjà subi mais jamais en plein jour, d’où notre désarroi[1].

Le premier, dans la nuit du 19 au 20 juin 1940, avait été l’œuvre de la Luftwaffe allemande, dans une manœuvre d’intimidation, pour faire pression sur le gouvernement français qui avait pourtant déjà demandé l’armistice. Un raid de terreur où, de 0h15 à 3 heures, des bombes furent lâchées un peu partout sur la ville, faisant 63 morts et 185 blessés. Ces bombes ne tombèrent pas près de chez nous mais ma mère et moi- mon père, mobilisé, n’était pas là – serrés l’un contre l’autre, avons eu notre première grande peur car les secousses, le bruit, les lueurs, étaient particulièrement angoissants d’autant qu’il s’agissait pour nous d’un « baptême du feu ». Par la suite, nous eûmes bien d’autres bombardements, des alliés cette fois. Mon père, de retour de la « drôle de guerre », avait remarqué que dans les maisons détruites, souvent subsistaient les chambranles des portes. Aussi, comme il n’y avait à proximité de chez nous ni abri, ni cave, nous nous réfugions, quand les bombes se rapprochaient, sous le linteau d’une porte, tous les trois ne faisant qu’un seul corps. Quand le bombardement paraissait plus lointain, sur les installations aéroportuaires de Mérignac par exemple, on regardait par la fenêtre ou même on sortait sur le trottoir pour mieux voir. Et avec nos voisins on avait le cœur serré quand un avion allié était pris dans le cône lumineux des projecteurs, devenant une cible si facile pour la DCA allemande.

Mais cette fois, ce 17 mai 1943, par cette belle journée ensoleillée, c’était autre chose. Jamais nous n’avions connu un tel cataclysme. Jamais un tel vacarme, jamais de telles secousses. Mon père entra subitement et se pressa contre nous. Il était blanc de poussière. Le souffle de l’explosion l’avait fait tomber de son vélo.

C’est alors que le plafond de la salle à manger s’effondra. Je crus qu’une bombe venait de tomber sur la maison et qu’elle allait exploser, nous déchiquetant tous les trois. Mais rien. Quelques étagères chutèrent. Puis, subitement, le silence. Un silence d’autant plus saisissant qu’il succédait à un vacarme indescriptible. Puis des cris, des interpellations dans la rue. On sortit, hagards. On échangea quelques mots avec les voisins. Des fumées noires s’élevaient un peu partout, des colonnes de poussière aussi, et une odeur de brûlé, des odeurs grasses et entêtantes. Couverts de plâtre, nous errions comme des clowns blancs, mais personne n’avait envie de rire.

Des consignes arrivèrent vite. Il fallait évacuer le quartier particulièrement menacé à cause de la base sous-marine (qui était la cible du bombardement[2]) et, prioritairement les enfants. Mes parents prirent alors la décision d’aller à Léognan chez ma grand-mère maternelle, vigneronne. Dès l’après-midi, nous partîmes. Je vis alors un énorme cratère place de l’Etoile (l’actuelle place René Maran), si près de chez nous, et des maisons détruites, des ambulances.

Je restai à Léognan 15 mois et 15 jours, jusqu’à la Libération. Et je pus voir, de loin, d’autres bombardements sur Bordeaux et Mérignac, et collectionnais les bandelettes d’aluminium, lâchées à haute altitude pour saturer les signaux radar qui les détectaient.

Je revins à Bordeaux le 2 septembre 1944. Dès le lendemain, curieux de découvrir la base sous-marine qui avait fait de mon quartier une cible, j’y allai avec quelques copains. Par une porte disloquée, malgré l’interdiction, on entra dans ce lieu maudit. A l’intérieur, c’était le chaos. Les Allemands en partant avaient tout détruit, sans doute avec des grenades car on en trouva une chargée. A l’extérieur, la base était quasiment intacte.

De cette après-midi de si triste mémoire, mon père conserva un certain temps les factures de reconstruction des plafonds et des réparations. Moi, j’en gardai longtemps une peur panique des orages, du tonnerre, des éclairs, héritage traumatique de six minutes que je vécus comme un enfer.

Pierre Brana

 

[1] 34 bombardiers Liberator du VIII° Bomber command étaient partis d’Angleterre, avaient survolé à basse altitude l’Atlantique pour ne pas être repérés, puis étaient remontés à 22 000 pieds au-dessus de la cible pour larguer 342 bombes  pendant six minutes ;

[2] Ce bombardement de six minutes endommagea les écluses mais ne fit qu’égratigner la base. Il aurait fait (les chiffres variant selon les sources) 195 morts et 272 blessés civils ainsi que 300 à 500 militaires allemands et italiens, morts ou blessés. 200 immeubles furent détruits, 2000 personnes sinistrées. Le cercle de fumée désignant la cible aux bombardiers aurait été déplacé par le vent, d’où l’hécatombe.

 

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